Dialogue sur le numérique en santé
"Si on arrive demain à soigner de nouveaux cancers grâce au numérique, ça aura valu le coup qu’on partage nos données." Après avoir travaillé des années dans la santé, Marion Dupuis a rejoint le hub numérique inclusif Les Assembleurs en tant que chargée d’inclusion numérique en santé. Elle connaît donc le sujet tant côté usagers que professionnels.
Pour Médiation(s), elle partage son expérience avec Garlann Nizon, praticienne experte reconnue de la médiation numérique, qui coordonne depuis 15 ans le réseau professionnel de la Drôme.
Comment avez-vous pris conscience de l’enjeu que représente le numérique en santé ?
Garlann Nizon : J’avais été invitée à un tour de table pour les assises citoyennes de la e-santé, où le ministre Olivier Véran avait annoncé en grande pompe le lancement de Mon Espace Santé, et j’ai tout de suite vu que le sujet suscitait des inquiétudes.
Du coup on a mis en place, en s’appuyant sur la plateforme d’apprentissage PIX, un parcours citoyen dédié : une formation qui ferait la jointure entre la filière santé et la filière médiation numérique pour que tout le monde se parle.
On a réalisé que d’un côté les professionnels de la santé avaient peu de culture numérique et d’un autre côté les médiateurs numériques ne sont pas informés des enjeux de santé. Il fallait donc les accompagner pour faire monter en compétence tous ces acteurs. Ce qui m’a intéressée c’est que ça traverse tous les sujets : interopérabilité, souveraineté, sécurité… C’est comme ça que je me suis retrouvée plongée dans le sujet du numérique en santé.
Marion Dupuis : Initialement l’idée d’implanter des outils numériques dans les établissements et les parcours a été vue comme quelque chose qui fait gagner du temps, mais en même temps, la mise en place à marche forcée de ces outils a parfois été vécue comme une intrusion.
Certains professionnels habitués au papier se sont sentis dépossédés ou surveillés, avec la notion de traçabilité, mais d’autres ont été friands de ces innovations.
La notion d’inclusion numérique s’est imposée car il y avait un enjeu fort à se saisir de la pédagogie et de la communication pour favoriser la prise en main des outils numériques en santé et encourager l’implication des patients. Nous sommes face à une vraie transition dans les usages, où on peut se sentir dépossédé de nos habitudes par un tiers technologique.
Garlann Nizon : Il ne peut pas y avoir de e-santé sans confiance ou sans sécurité. C’est un vrai sujet, depuis l’affaire du Health data hub. Il faut savoir que nous avons en France, grâce à la sécurité sociale, une des plus grosses bases de données au monde sur la santé.
L’idée à l’époque était de centraliser les différentes bases de données et de les mettre à la disposition de la recherche, afin qu’elles puissent être explorées et étudiées avec une forte sécurisation. On a considéré qu’en France on n’avait pas les acteurs et on a confié ce marché à Microsoft en dehors de toute procédure de marché public. Désormais on s’inquiète de nos données et c’est une bonne chose.
Marion Dupuis : La confiance est un enjeu titanesque, qui reste préoccupant pour les années à venir. Il faudrait que ce soit le bon côté qui gagne, qu’on laisse le temps aux usages de rencontrer la technologie. Il y a eu des raisons de s’inquiéter, des hôpitaux hackés.
Pour les usagers il suffit d’une faille une fois pour que la réticence surgisse. Ce sont les usages et la proximité qui vont permettre au sujet d’avancer.
Garlann Nizon : Il y a un gros travail de pédagogie à mener. A propos des cyber attaques sur les hôpitaux, elles ont révélé que la sécurisation n’était pas la première préoccupation. C’est un enjeu d’hygiène informatique. Aujourd’hui avec Mon Espace Santé on centralise toutes les données de santé et on va sécuriser ça au maximum. C’est mieux que la situation d’avant où on avait du mal à suivre notre parcours de soins. Désormais je peux tout paramétrer et décider de ce que je veux qu’on voit concernant ma santé.
On parle beaucoup de Mon Espace Santé, en quoi ce dispositif est-il susceptible de renforcer la confiance dans le secteur ?
Garlann Nizon : Cette application officielle comprend plusieurs briques. Il y a d’abord le Dossier Médical Partagé, qui est un carnet de santé électronique sur lequel les pièces médicales sont versées automatiquement, et qui est en "opt-out", ce qui veut dire que nous sommes connectés par défaut et que sauf à dire explicitement qu’on n’en veut pas, il sera utilisé par les professionnels. En d’autres termes, si ma grand-mère ne l’utilise pas, le médecin pourra tout de même accéder à son espace santé. Une autre brique est l’agenda de santé, qui est connecté à Doctolib et comporte les rendez-vous, les rappels de vaccinations et de prévention. Enfin, il y a un store d’applications, appuyé sur un cahier des charges très exigeant en termes d’éthique, d’accessibilité, d’interopérabilité et de sécurité.
C’est tout de même très pratique de mettre ainsi à la disposition du patient et des soignants tout l’historique des soins. Celà remet le patient au cœur du dispositif, puisque c’est lui qui décide de ce qu’il souhaite que le médecin puisse voir. Par exemple, dans certains milieux, on ne souhaite pas faire savoir qu’on a subi une IVG (Interruption Volontaire de Grossesse), ou encore qu’on a rencontré des problèmes psychiatriques dans le passé.
Marion Dupuis : La confiance dans la relation soignant-soigné est délicate à la base. Avec le numérique on a une troisième entité qui est arrivée et a bousculé cette relation de confiance. Des écrans viennent parfois s’interposer entre patients et soignants. Cependant aujourd'hui, avec Mon Espace Santé on est face à une situation historique en termes de volonté politique et de financements. Il s’agit d’un des premiers dispositifs conçus pour faciliter la prise en main par les usagers, avec des ambassadeurs et des médiateurs numériques formés pour les accompagner. Pour autant, on a parfois des mésusages. Par exemple, pour le soignant, il est parfois plus rapide de lire trois lignes sur un dossier médical que de demander au patient de raconter de quoi il souffre, il reste indispensable de maintenir l’outil numérique dans son champ, et d’être vigilants sur le maintien des entretiens avec le patient.
Garlann Nizon : Sur le suivi du cancer du poumon, par exemple, l’automatisation permet vraiment d’éviter des rechutes et garantit un suivi impeccable. En outre, les aidants ou la famille auront moins d’occasion de mettre le nez dans les affaires de santé d’un proche. En fait, Mon Espace Santé peut vraiment faciliter la vie s' il est bien employé. Les gens doivent garder l’esprit clair sur les avantages qu’il peut avoir en termes de personnalisation et de finesse de la médecine, avec d’importants gains de chances de vie. On a fait ces dix dernières années des bonds en avant comme on n’en avait pas fait en cent ans…
Cette grande attention portée à la sécurité et à la confiance ne vient pas de nulle part. Les plus gros hébergeurs de données qui s’intéressent à la santé sont les maisons mères de Google, Amazon etc… Et ils ne le font pas par humanisme. Il y a eu aussi ce cash investigation sur les pharmaciens qui avaient vendu les données de la carte vitale.
En France, avec le RGPD, la CNIL, on a la chance d’être parmi les plus protégés au monde… Si on arrive demain à soigner grâce à ça de nouveaux cancers, ça aura valu le coup qu’on donne nos données.
Finalement, de quels leviers disposons-nous pour renforcer la confiance en matière de numérique en santé ?
Marion Dupuis : Il me semble qu’il y a une variable forte qui est le corps soignant. Il faut aller chercher une véritable adhésion des professionnels, sans ça, il sera difficile de parvenir à une confiance importante des usagers. L'enjeu est aussi aujourd’hui de développer la culture numérique de tout le monde aussi bien formation initiale, qu’en formation continue.
Garlann Nizon : En l’absence d’un écosystème garantissant un accompagnement de proximité, on ne pourra pas avoir une vraie confiance. Cet accompagnement donnera du sens à la relation et aux vertus de l’outil numérique. Il y a des territoires où on manque de médecins, on a aussi plus de pathologies lourdes sans la capacité de se soigner. L’ancienne ministre Axelle Lemaire parlait des médiateurs numériques comme les nouveaux hussards noirs de la république. On a fermé des services publics pour mettre des emplois précaires dans des agences France Service… Aujourd’hui la rémunération des médiateurs numériques ne permet pas d’atteindre les objectifs dont on parle. Il faudrait que les médiateurs en santé puissent être au moins en partie financés par le système de santé.
Marion Dupuis : On finance plus facilement le matériel que l’accompagnement. Former aux usages du numérique en santé est indispensable pour favoriser la bonne utilisation et éviter les biais. Parfois ces outils et ces technologies réduisent la place de l’humain qui reste essentielle dans un domaine sensible comme la santé.
Propos recueillis par Emmanuel Letourneux