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Dématérialisation(s) et confiance numérique, quel rôle pour les collectivités territoriales ?

Dématérialisation(s) et confiance numérique, quel rôle pour les collectivités territoriales ? Jules Deregneaucourt, responsable formation chez les Assembleurs¹ , en parle avec Emmanuel Vivé, président du réseau Déclic.

Portrait d'Emmanuel Vivé
Emmanuel Vivé, président du réseau Déclic

Bonjour Emmanuel Vivé, merci d’avoir accepté notre invitation et de nous partager aujourd’hui votre vision de “À quelles conditions le numérique est-il bon pour nous ?” Est-ce que vous pourriez nous présenter brièvement votre parcours ?

En fait, depuis le tout début de ma carrière je traine dans le secteur des collectivités locales, mais au commencement - il y a environ 30 ans - j’étais côté éditeur logiciel.

Ma première expérience professionnelle a été mon alternance chez un éditeur logiciel spécialisé dans d’informatisation des petites mairies : développement et déploiement de solutions d’informatisation des flux de comptabilité, paye, élections et état civil notamment. 

Sachant qu’au démarrage je n’avais que très peu de connaissances en informatique ou en fonctionnement du secteur public !

Cet éditeur était spécialisé dans les communes de moins de 3000 habitants, c'était vraiment le début de la petite informatique dans les petites mairies (les grosses collectivités avaient déjà bien entamées la transition) - suite à mon alternance j’ai passé une dizaine d’années dans cette entreprise, de rachats en rachats, toujours dans les Hauts-de-France.

C’est suite à cette expérience que j’ai décidé de me rapprocher des collectivités, de passer de “l’autre côté de la barrière”, en rejoignant l’association ADICO (l’Association pour le Développement et l’Innovation numérique des Collectivités) qui cherchait alors son nouveau directeur. 

L’association comptait une dizaine de personnes, 12 ans plus tard nous sommes 70 salariés, ça fonctionne bien et je suis très heureux de mon choix d’avoir rejoint le monde associatif ! 

Il y a 5 ans l’ADICO rejoignait le réseau DECLIC (fédération des Opérateurs Publics de Services Numériques) dont j’ai depuis pris la présidence avec l’ambition de poursuivre le développement du réseau. Le DECLIC compte aujourd’hui 64 membres avec une reconnaissance assez importante dans l’écosystème, notamment de l’État.

Alors justement, l’ADICO accompagne aujourd’hui les collectivités territoriales dans la mise en place de services et de processus numériques. Quel est votre regard sur les sujets d’inclusion numérique en lien avec la dématérialisation ?

Alors moi quand je pense dématérialisation, j’aime bien différencier 2 grands “groupes” :

#1 La dématérialisation des services centraux

Il s’agit là de la dématérialisation des échanges entre les collectivités et l'administration centrale : dématérialisation des flux comptables, flux de paie, des contrôles de légalité des délibérations, etc ..

Nous avons vécu ces dernières années une réforme complète du mode de fonctionnement et de travail pour les  agents de collectivité à une vitesse effrénée, tout a été dématérialisé.

Alors ça veut dire quoi ? Si on prend le métier de secrétaire de mairie d'il y a 20 ans,  la secrétaire, soit elle envoyait le garde-chasse, soit elle allait prendre sa voiture,  elle allait à la préfecture et elle allait déposer ses arrêtés.

Ça aujourd’hui ça n’existe plus, la secrétaire sur son PC, elle devient ingénieure informatique ! Elle n'est pas née avec l'informatique et on lui dit « alors vous allez générer un flux XML que vous allez déposer en signant avec un certificat de niveau 2 ».

Quand on parle de fracture numérique et d’inclusion numérique, pour moi c’est quelque chose qu’on oublie souvent : les difficultés des agents du service public.

De mon point de vue, l'État a une responsabilité dans le mauvais accompagnement des collectivités territoriales sur les compétences numériques des agents, la dématérialisation des services centraux s’est fait très (trop ?) rapidement et sans réel relais local de la préfecture ou d’autres acteurs pour accompagner les collectivités.

Je le dis et je le répète : les agents sont des citoyens comme les autres et sont aussi en difficulté dans leur quotidien professionnel.

#2 La dématérialisation à destination des usagers

Dans ce groupe, on a deux possibilités. La première est du ressort des mairies, c’est typiquement l’exemple de la dématérialisation des inscriptions à la cantine scolaire et du paiement de la cantine : la mairie décide de déployer un logiciel et dit à ses citoyens : “Bon maintenant vous allez passer par là”.

La seconde, c’est la dématérialisation “demandée” par l’État, par exemple pour l'urbanisme : aujourd’hui l’État dit aux collectivités : vous allez mettre en place un service à destination de vos usagers de façon à ce qu’ils puissent déposer leur plan de leur maison sur internet et vous, mairies, vous devez accepter de mettre en place des plateformes. Ce n’est pas un choix des communes, elles sont obligées de s’y conformer.

Et dans cette dématérialisation “à destination des usagers”, pour moi il y a une notion fondamentale qui doit être prise en compte dans la démarche si on souhaite une action d’inclusion numérique efficace, c’est la confiance numérique.

Certes nous avons en France des problématiques d’équipements et de compétences numériques de nos concitoyens, mais je suis convaincu qu’il faut également travailler de manière urgente à garantir la confiance que doivent pouvoir  accorder les citoyens dans le numérique.

C’est pour moi une nécessité si on veut réellement un numérique “au service de tous” et “bon pour nous”.

Est-ce que vous pourriez nous en dire plus sur ce que vous mettez derrière la notion de “Confiance numérique” ?

Alors là c’est le moment où on va commencer à dire des gros mots : 

# Garantir le bon usage des données : respect du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD)

Je considère que la garantie du respect des données personnelles est une composante essentielle de la confiance numérique que nous devons aux citoyens.

C’est d’ailleurs ce qu’on dit aux mairies : vous avez une responsabilité quand vous allez mettre en place un outil : qu’il soit respectueux du RGPD. Les citoyens vont vous confier de la donnée personnelle, vous êtes garant du respect des standards.

Très concrètement, par exemple pour une mairie, pour les inscriptions dématérialisées à la cantine scolaire, vous allez collecter des copies des pages du carnet de vaccination. Si c’est mal géré par l’outil numérique que vous avez choisi, des copies de carnets de santé se retrouvent publics sur internet. Évidemment, cela n’aide pas vos concitoyens à avoir confiance dans le numérique.

De la même manière, quand un maire me dit que pour inviter les personnes âgées au colis de Noël, il pioche dans les informations personnelles de la liste électorale, et bien non en fait, vous utilisez des données personnelles sans le consentement de vos concitoyens !

Ce type de pratique (illégale soit dit en passant) participe également à la défiance de la population envers le numérique ! 

Sur ce volet, la prise en compte des collectivités a quand même plutôt bien avancé ces dernières années, ce qui n’est pas vraiment le cas du suivant …

# Garantir l’accessibilité : l’application du Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité (RG2A)

D'abord un chiffre : 20% de la population française présente un handicap.

Heureusement ! Il existe un référentiel qui est obligatoire le RGAA et pourtant … aujourd’hui tout le monde s’en fout, litéralement.

On voit des sites commandés par des collectivités qui sortent encore aujourd’hui en ligne pour lesquels le handicap n’est pas pris en charge, ça veut dire se couper potentiellement de 20% de sa population.

Nos chiffres sur le sujet sont abyssaux. On a fait une étude il y a quelques semaines, on prend les 680 mairies de l’Oise et les 21 intercommunalités : 60% des mairies et 100% des intercommunalités ont un site internet, super.

Maintenant on regarde qui est en conformité sur les règles d’accessibilité sur la page d’accueil du site internet : seulement 0,3% des sites ont entamé une démarche.

Et ça, ça me met en colère car ensuite on entend des élus nous dire “tous les maux numériques sont de la responsabilité de l’État”,  sauf que quand une mairie sort un site internet (qu’elle a payé) et qui n’est pas accessible, c’est la faute de qui ?

Je pense qu’on a encore un énorme travail à faire là-dessus, directement lié à l’inclusion numérique.

# Garantir la sécurité sur système d’information, suivre le Référentiel Général de Sécurité (RGS)

Avoir mes données “sécurisées”, cela signifie que le mot de passe que j’utilise pour le service de réservation de la cantine (qui est comme par hasard le même que pour mon compte Facebook) ne se retrouve pas perdu sur Internet si la mairie se fait pirater.

Cela peut sembler trivial et pourtant les exemples de collectivités qui subissent des dégâts majeurs suite à une attaque informatique ne manquent pas. 

# Garantir la sobriété des solutions

Ça veut dire : s’assurer que les outils ne soient pas développés avec les pieds et qu’ils ne soient donc pas trop gourmands en ressources. Sur ce point on en est vraiment au début, une part encore relativement faible de la population est aujourd’hui sensible à ces questions sur le numérique.

Pour conclure sur ce sujet de la confiance numérique, je ne pense pas que le 100% numérique systématique soit une solution, je suis convaincu qu’il faut conserver des contacts humains pour certaines situations.

Pour autant, je vois toujours le numérique comme une vraie solution intéressante.

Selon moi, les problèmes que rencontrent aujourd’hui les citoyens avec leurs usages numériques ne sont pas forcément à imputer à la technologie en elle-même mais plutôt parfois à des choix (ou des erreurs) des personnes qui mettent en place des services numériques.

Sans la prise en compte des 4 composantes que je viens de citer, on ne peut pas aller vers un numérique bon pour nous et au service de tous, car nous dégradons la confiance numérique de nos concitoyens.

Est-ce que vous auriez quelques exemples d’actions menées par l’ADICO pour travailler sur la confiance numérique ?

Tout d’abord entre les mairies et l’administration, c’est notre cœur de métier : on propose des solutions techniques, on essaye de faire des choses cohérentes et simples pour que les agents puissent se concentrer sur le métier.

Afin d’accompagner les agents au quotidien, on a mis en place une plateforme hotline avec des vraies personnes qui répondent au téléphone, on couvre environ 600 communes dans l’Oise et ça représente une grosse centaine d’appels par jour (c’est énorme !).

Souvent ce sont des gens paumés, démunis, perdus entre les outils et les processus, qui sont en réel souffrance et pour qui on est un peu le dernier espoir. C’est notre métier aujourd’hui d’accompagner la transformation numérique des collectivités aussi en prenant le temps de répondre concrètement aux agents, en ne laissant personne sur le bord de la route.

Ensuite sur la confiance numérique à garantir pour les citoyens j’ai un autre cheval de bataille : l’identité numérique des élus et des mairies.

Par exemple, on a regardé dans l’Oise c’est 60% des mairies pour lesquelles l’adresse email ressemble à “secretariat-mairie@gmail.com”, @yahoo.fr, @laposte.fr ou des adresses email encore plus exotiques … Comment voulez-vous que les citoyens aient confiance quand ils reçoivent un mail d’une adresse pareille ? Et au-delà de la confiance, ça représente quand même des enjeux de sécurité nationale !

Sur ces sujets, ça questionne aussi le rôle que doit jouer l’État : doit-il imposer aux mairies l’utilisation de noms de domaines professionnelles ? Le débat est ouvert et le DECLIC sera là pour aider aux réflexions et à l’accompagnement du sujet sur le territoire.

Un grand merci Emmanuel, à bientôt !

¹ Les Assembleurs est une société coopérative d'intérêt collectif dont la mission est de mobiliser des réseaux d’acteurs et engager collectivement des projets pour un numérique au service de tous en Hauts-de-France.