Territoire Capacitant et Inclusion Numérique : Vers une Responsabilité Collective pour Réduire les Inégalités Sociales-Numériques
Un article de David Puzos, chercheur doctorant à l’ Unité Mixte de Recherche ESO, un laboratoire de géographie sociale où il étudie la question des Environnements capacitants & Territoires apprenants.
L’inclusion numérique à l’épreuve des territoires
L'inclusion numérique est une notion qui a gagné en importance parallèlement à l'essor rapide des technologies de l'information et de la communication (TIC) et leur intégration croissante dans tous les aspects de la vie quotidienne. En tant que telle, elle est devenue un sujet de préoccupation majeur dans de nombreux domaines, y compris l'éducation, le social, la santé, le travail et plus encore. L'inclusion numérique, dans son sens le plus large, est l'idée que tous les individus - quel que soit leur âge, leur sexe, leur niveau de revenu, leur lieu de résidence - devraient avoir un accès équitable à la technologie numérique. Cependant, elle va au-delà de la simple question de l'accès : elle englobe également la capacité à utiliser efficacement cette technologie pour améliorer sa qualité de vie, participer pleinement à la société et avoir une influence sur les décisions qui façonnent l'innovation numérique.
À la suite de la crise de la COVID-19, le gouvernement d'Emmanuel Macron a fait de l'inclusion numérique une priorité majeure de son plan de relance. Ce plan comprend une série d'initiatives visant à renforcer l'accès au très haut débit et à soutenir les Français dans leur accès à Internet. Il prévoit également le déploiement de 4000 conseillers numériques au sein des services publics en France pour favoriser l'accompagnement et la formation des personnes éloignées du numérique. En parallèle, le gouvernement a lancé le programme « Aidants Connect ». Ce service public numérique permet à des aidants professionnels habilités de réaliser des démarches administratives en ligne de manière légale et sécurisée pour le compte de personnes en difficulté avec les outils numériques.
La mise en œuvre des politiques publiques pour favoriser l'inclusion numérique requiert une participation active des territoires. Ces derniers, en tant que maillons essentiels de la chaîne d'inclusion numérique, doivent être capables de coordonner et de gérer efficacement les ressources disponibles, qu'elles soient humaines, financières ou matérielles, pour créer un environnement propice à la médiation numérique. Dans ce contexte, les Hubs territoriaux pour un numérique inclusif ont une fonction essentielle à assurer. En tant que dispositifs intermédiaires entre le niveau national et les structures locales, ils jouent un rôle de facilitateur et de coordinateur des initiatives sur leur territoire. Ils permettent de regrouper les acteurs locaux et régionaux de l'inclusion numérique, de mutualiser les ressources et les compétences, et de favoriser les synergies entre les différents acteurs. Ils participent également à l'identification des besoins spécifiques du territoire en termes d'inclusion numérique et contribuent à l'élaboration de stratégies adaptées pour y répondre. Ils peuvent ainsi accompagner la mise en œuvre de projets, en offrant un soutien en termes de formation, de support technique et de recherche de financement. En définitive, les Hubs territoriaux contribuent non seulement à l'inclusion numérique, mais aussi à la transformation des territoires en des entités « apprenantes », capables de faire face à des défis multiples.
Du « territoire apprenant » au « territoire capacitant »
Le « territoire apprenant » est un concept émergent, principalement présent dans le discours des politiques publiques et associé au développement local, mais dont la définition précise et le périmètre restent flous. Bien qu'encore mal identifié, il correspond à un champ idéologique, participant au projet éducatif et politique du 21ème siècle. Ce concept est d’ailleurs en partie inspiré par le mouvement des « villes apprenantes » initié en 2013 par l'UNESCO.
Plus concrètement, un « territoire apprenant » est un terme qui désigne un espace géographique où les acteurs locaux (citoyens, entreprises, organismes de formation, organisations publiques et privées) s'engagent dans un processus collectif d'apprentissage et d'innovation. Dans un territoire apprenant, les opportunités d'apprentissage sont intégrées dans la vie quotidienne et sont accessibles à tous, indépendamment de leur âge, de leur statut socio-économique ou de leur niveau d'éducation. L'apprentissage est alors appréhendé comme un processus continu qui s'étend au-delà des dispositifs éducatifs formels et qui englobe tous les aspects de la vie, y compris le travail, la culture, la vie sociale et la participation démocratique. Un aspect essentiel de la notion de territoire apprenant est l'innovation collaborative, l'idée étant que les individus apprennent les uns des autres et travaillent ensemble pour résoudre des défis communs. Le postulat sous-jacent est que ce modèle de développement peut aider à renforcer la cohésion sociale, l’accès à l’éducation et à stimuler le développement local.
Le modèle du territoire apprenant offre un cadre de réflexion pertinent pour la mise en œuvre de politiques d'inclusion numérique efficaces. Tout d'abord, en favorisant la concertation et la collaboration entre les différents acteurs du territoire, il permet une approche plus intégrée et holistique de l'inclusion numérique, qui prend en compte la diversité des besoins et des réalités locales. De plus, en proposant des espaces de formation continue et informelle, il offre l'occasion de réfléchir à des modalités d'apprentissage qui facilitent l'acquisition des compétences numériques et qui répondent réellement aux besoins des personnes.
Toutefois, le concept de territoire apprenant présente certaines limites. En effet, la principale critique que l'on peut lui adresser est qu'il reste essentiellement centré sur l'apprentissage en tant que tel, sans nécessairement prendre en compte la capacité à mettre en pratique ce qui a été appris. Or, dans un monde de plus en plus digitalisé et complexe, la conversion des compétences en bénéfices concrets s’avère parfois difficile. Le constat qui s’impose est qu’il ne suffit pas de mettre à disposition des ressources matérielles ou de transmettre des compétences techniques pour supprimer les inégalités d’agir via le numérique. En réalité, la source de l’inégalité numérique s’avère généralement multidimensionnelle et bien souvent antérieure au développement des usages numériques.
En ce sens, les politiques actuelles d'inclusion numérique peuvent être qualifiées de « ressourcistes » : elles privilégient les « moyens » pour l'action, sans prendre en compte les conditions socio-spatiales et culturelles nécessaires pour réellement augmenter les capacités d'agir. Le constat est manifeste : la simple disponibilité de ressources matérielles ou de connaissances techniques ne suffit pas à pallier les inégalités numériques. Par ailleurs, pour véritablement bénéficier des effets positifs liés aux usages du numérique, une variété de soutiens et d'aides sont nécessaires, certains se situant même en dehors du cadre proprement dit « numérique ».
La notion de soutien est essentielle dans ce contexte. Elle agit comme un véritable facteur de conversion, permettant de transformer les ressources disponibles – qu'il s'agisse de connaissances, de compétences techniques, de matériels technologiques ou d'autres formes de capital – en réalisations concrètes. Pour illustrer plus clairement cette problématique, considérons le cas d'une personne allophone confrontée à des difficultés en matière d'accès aux droits. Cet exemple révèle que l'inclusion numérique va bien au-delà de la simple opportunité d’accéder à des ressources numériques ou d'acquérir des compétences techniques. Elle englobe également la capacité à naviguer et à interagir dans un espace sociotechnique. Par conséquent, les obstacles peuvent être variés, allant de la maîtrise de la langue française à la familiarité avec les procédures administratives, en passant par des barrières symboliques. Ainsi, pour garantir l'accès aux droits à une personne allophone, il peut être nécessaire de prévoir un accompagnement qui soit linguistique, administratif et même socio-affectif.
Dans ce contexte, le concept de « territoire capacitant » prend tout son sens. Un territoire capacitant est un espace qui, au-delà de favoriser l'apprentissage, met en place les appuis nécessaires pour que ces compétences soient réellement mises en œuvre. La mise en œuvre d'un territoire capacitant nécessite une approche systémique et une forte coopération entre tous les acteurs du territoire – structures éducatives, entreprises, associations, collectivités territoriales, et bien sûr les individus eux-mêmes. Chacun a un rôle à jouer pour créer un environnement local qui non seulement favorise l'apprentissage, mais aussi – et surtout – soutient l'activation des capacités d'agir de chacun.
Territoire capacitant : repères pour l’action
La notion de « territoire capacitant » combine les principes fondamentaux du territoire apprenant avec ceux de « l'environnement capacitant ». Alors que le territoire apprenant se concentre sur la création d'un environnement propice à l'acquisition de connaissances, le territoire capacitant va plus loin en visant à créer un environnement qui active et soutient les capacités d'action des individus. Suite à une réflexion approfondie, nous proposons de présenter ici quelques repères à l'action en vue de donner des pistes de réflexion concernant ce que peut être un territoire capacitant dans le contexte de l'inclusion numérique.
L'accessibilité effective
Tout d'abord, un territoire capacitant doit garantir un accès équitable à l'information, aux outils et aux ressources indispensables pour l'apprentissage et l'action. Les ressources en question peuvent englober divers éléments tels que : Internet, des outils numériques ou encore des espaces dédiés à la médiation numérique et au travail collaboratif. De plus, ces ressources ne se limitent pas au seul domaine technologique et peuvent par ailleurs englober des aides financières ou matérielles, ainsi que des ressources humaines et organisationnelles disponibles localement.
Toutefois, il est important de souligner que l'accessibilité ne se réduit pas à la mise à disposition de ressources. Cette dimension, bien qu'essentielle, nécessite également de s'interroger sur leur accès effectif. Ainsi, pour garantir un accès réel à ces ressources, il est impératif de mettre en place des mesures de soutien visant à guider et à accompagner les publics cibles afin qu'ils puissent pleinement en profiter. Ces mesures peuvent prendre diverses formes. Par exemple, dans le cadre des dispositifs d'inclusion numérique, cela peut impliquer l'adoption d'une démarche ciblant les publics les plus vulnérables et marginalisés du numérique, en collaborant étroitement avec des structures de proximité et des acteurs du terrain. Cela peut aussi signifier offrir la gratuité des actions d’initiation au numérique, voire fournir une aide financière pour soutenir les individus en situation de précarité économique. Dans une perspective plus large, l'objectif est d'engager une réflexion globale sur les obstacles à l'accessibilité, qu'ils soient d'ordre physique ou symbolique.
Le Soutien à l'action
Au-delà de l'apprentissage, un territoire capacitant doit offrir un soutien concret au pouvoir d’agir. Il s'agit alors d'accompagner les individus les moins autonomes afin qu’ils soient en mesure de surmonter les multiples défis qu'ils peuvent rencontrer sur la voie de leur autonomie numérique, défis qui peuvent être d'ordre économique, sanitaire, éducatif, linguistique, entre autres. Ainsi, la mission d'un territoire capacitant ne consiste pas uniquement à faciliter l'accès aux ressources, mais également à promouvoir leur usage pour chaque individu. En effet, l'accès à une ressource (technologie numérique, dispositif de médiation numérique, etc.) ne se traduit pas nécessairement par la capacité à la transformer en bénéfice tangible. La conversion des ressources nécessite donc la mise en place d'actions diversifiées, adaptées aux besoins spécifiques de chaque individu. L'identification de ces besoins individuels requiert un accompagnement global et individualisé, ainsi qu’une collaboration étroite entre les acteurs de la médiation numérique et un écosystème d'acteurs locaux, incluant les professionnels de l'emploi, de la santé, du secteur social, de la formation professionnelle, et autres. Dans ce contexte, un territoire capacitant vise à être bien plus qu'un simple fournisseur de ressources : il se veut un soutien actif, qui assure que chaque individu, quelles que soient ses conditions de vie, ait des opportunités d'action lui permettant de tirer des avantages du numérique dans sa vie quotidienne.
Le soutien aux choix
Enfin, le dernier point concerne la liberté de choix. L’enjeu est d'offrir aux usagers des parcours personnalisés, véritablement adaptés à leurs aspirations propres, afin de leur permettre d'accroître véritablement leur liberté d'action. Cela implique non seulement de leur fournir les moyens d'apprendre et d'agir, mais aussi de les habiliter à prendre des décisions éclairées en matière d'usage du numérique. L'inclusion numérique, telle qu'ainsi définie, ne saurait se réduire à un accompagnement visant simplement à garantir l'accès aux droits ou le retour à l'emploi. Elle doit être envisagée de manière plus globale, en prenant en compte d'autres systèmes de valeur et d'autres aspirations individuelles. Dans ce contexte, un territoire capacitant a pour mission de renforcer l'autonomie, l'auto-émancipation, ou « empowerment », des individus. C’est-à-dire, leur donner non seulement les moyens d'apprendre et d'agir, mais également de les encourager à prendre des décisions et à participer activement à la construction collective de leur territoire, et plus largement, de la société dans son ensemble.