Quand les usages numériques inspirent le travail social
Félicité Ngijol est animatrice référente des secteurs accès aux droits, insertion et numérique au Centre Social de Magny les Hameaux dans les Yvelines. Les Assembleurs l’ont rencontrée dans le contexte du programme “Ensemble à 100%” auquel POP est associé, et qui ambitionne d’accompagner vers la formation et l’emploi des publics dits “invisibles” issus des quartiers prioritaires en s’appuyant sur les usages numériques.
Elle nous raconte comment elle a pris conscience des pouvoirs du numérique pour la remobilisation et l’autonomisation de publics fragiles, et plaide pour une formation dédiée des aidants et travailleurs sociaux.
Peux-tu te présenter, et nous dire comment tu as découvert l’intérêt du numérique pour accompagner des publics fragiles ?
Dans le cadre de mon travail j’ai la chance que notre mairie ait trouvé essentiel, surtout suite au confinement de 2020, d’aider les gens dans leurs démarches face à la dématérialisation de l’administration. Dans ce cadre, la Cité de l’emploi m’a présenté le programme Ensemble à 100% que j’ai tout de suite trouvé intéressant. Malheureusement, certains parmi mes supérieurs ont cherché à me stopper, car ils avaient du mal à comprendre en quoi le numérique pouvait atteindre des populations en situation d’exclusion, des jeunes des quartiers, des femmes, des personnes en situation de handicap. J’ai trouvé que justement il y avait là quelque chose d’intéressant et ça m’a motivée à aller de l’avant.
En fait j’étais sensibilisée parce que je le faisais déjà bénévolement, j’aidais les gens, mes proches, dans leurs démarches administratives, mais aussi pour faire leur CV, leurs lettres de motivation, ou encore je leur expliquais comment faire des visios. Et c’était avant le covid, car il y avait déjà un besoin qui était manifeste.
Qu’est-ce qui t’a frappée dans le programme Ensemble à 100% par rapport à tes pratiques habituelles d’accompagnement de publics en situation de fragilité ?
Comme ça passait mal avec les élus, j’ai appelé la personne contact chez POP et elle m’a conviée à un atelier avec des primo arrivantes illettrées qui ne maîtrisent pas la langue française, et toutes ces personnes maîtrisent Whatsapp, avec photos vidéos et Vocaux
Tout partait de ce qu’elles savaient faire et c’est sur cette base là qu’on agrandit leur espace de connaissance pour qu’elles accèdent à l’ordinateur. En trois ateliers de deux heures, je les ai vues devenir meilleures que moi sur Canva et y mettre de l’audio. J’ai trouvé ça extraordinaire cette façon de partir de l’empouvoirement des gens pour voir de quoi ils sont capables. Une de ces femmes a fait le sprint-camp (un boot camp de découverte des métiers du numérique) et maintenant elle fait une formation en développement Web, c’est phénoménal. Ça redonne aux gens une colonne vertébrale, une souveraineté…
Comment as-tu réagi quand tu as pris conscience de l’intérêt de cette démarche ?
J’ai alors regardé comment travaillaient les animatrices et j’ai demandé à être formée. POP School m’a répondu qu’il n’y avait pas encore de programme de formation pour les aidants, du coup je me suis permise de venir parmi les participants, de façon informelle, comme une petite souris.
Je suis tombée sur un groupe d’hommes cette fois-ci, et dans ces ateliers il y a aussi une démarche d’ouverture de la parole… C’est rare que les hommes primo arrivants se déplacent, et surtout ils ont parlé, alors que certains étaient accusés de violences conjugales, donc parler n’était vraiment pas facile pour eux… C’était très fort. Je tiens compte désormais de ce que j’ai appris. Toujours dans l’écoute et en même temps on progresse dans le travail sans problème, de façon très fluide.
Mais c’est de l’espionnage industriel ?
Oui tout à fait au départ c’était ça. Je me disais comment font-ils et comment font-ils venir et revenir les gens ? Pour nous ce sont des enjeux quotidiens. Comment on crée cette culture de famille alternative très décontractée mais où en même temps on travaille en vrai? J’ai vu le site Web créé par les participants pendant le simulateur (un parcours de production en mode projet qui simule une entreprise de communication digitale) et c’est un vrai site qui marche bien. Du coup, j’ai demandé à l’équipe POP si je pouvais suivre les activités au même titre que les bénéficiaires, moi qui suis cadre du secteur social, et je me suis inscrite au sprint camp. Mais j’avoue ne pas avoir percé le secret de POP à ce stade.
Ma cheffe a été super car pendant tout ce temps-là je n’ai pas accompagné les publics que j’accompagne d'habitude. C’était donc un risque pour notre structure. Ma cheffe m’a fait confiance…
En quoi le numérique peut-il être un levier d’inclusion pour des publics fragiles ?
Ce que j’aime dans le numérique, c’est que hommes, femmes, jeunes, vieux, noirs, blancs, sont pareils devant un ordinateur. Ce qui compte c’est ce que tu vas en faire. Tu as le pouvoir sur ce que tu produis. Et contrairement à ce que nous montrent les médias, le monde du numérique est un monde où on travaille ensemble en équipe, où on s’entraide et où on coopère.
Les publics qui sont isolés peuvent trouver là une famille, alors que la société les considère comme des outsiders ou des marginaux. Dans le numérique il n’y a ni outsiders ni marginaux, on peut toujours y ouvrir des sentiers qui n’ont jamais été explorés avant.
Je suis originaire d'Afrique et l’arrivée des smartphones y a produit un effet extraordinaire. Tout à coup, le monde était accessible : Ebooks, moocs, etc… tout cela est à portée de main. Au Centre Social on accueille des ukrainiens et il y a la barrière de la langue. Alors on utilise le smartphone pour parler avec eux.
Les professionnels du social et les aidants devraient-ils se former sur ces sujets ?
Je suis arrivée au numérique par le biais de second life (un univers immersif précurseur du metaverse qui date de 2003). Je suis aussi une artiste et je rêvais de faire le festival Burning man mais je ne pouvais pas . On m’a dit que second life permettait de voir les œuvres du burning man. J’ai compris à cette occasion les pouvoirs du numérique et je m’y suis fait une communauté avec qui je suis toujours en contact aujourd’hui.
En voyant le sprint camp j’ai aimé ce côté auberge espagnole où on crée un cadre qui permet aux gens d’en faire toutes sortes de choses. J’aime faire ça avec les personnes que j’accompagne. Partager l’écran avec elles, et faire ensemble…
C’est le chaînon manquant, ce qui fait qu’on passe d’assisté à participant et qu’on peut apporter sa pierre à l’édifice, voire apporter des infos qu’il ignorait à l’accompagnant.
J’ai travaillé à Pôle Emploi avant et c’est pas comme ça… On trône face au demandeur d’emploi avec le dos de l’écran face à lui. Cette posture pourrait changer pour quelque chose de plus participatif. Aujourd’hui on marche sur la tête, certains demandeurs d’emploi croient que taper vite au clavier est une posture de pouvoir alors qu’ils peuvent le faire.
Les travailleurs sociaux et les aidants auraient intérêt à maîtriser Canva par exemple, pour les CV, les emplois du temps et agendas partagés, car souvent les gens ne notent pas les rdv, la géolocalisation aussi, pour encourager à la mobilité et à l’autonomie.
Il y a aussi un autre problème. Dans mon travail, on ne peut malheureusement pas utiliser les outils collaboratifs à cause de la DSI qui les bloque. Je n’ai droit qu’à Outlook, et là en parlant avec toi sur Google Meet, je suis une rebelle connectée sur mon téléphone. Il n’y a pas que les aidants qu’il faudrait former…
Un mot pour conclure ?
J’ai envie de parler d’une personne en situation de handicap qui a suivi le sprint camp. Elle est arrivée en fauteuil roulant et avait des difficultés à articuler. Elle avait très peur. Elle a découvert ce qu’elle était capable de faire et a appris à s’exprimer et à se faire comprendre. C’est phénoménal, elle est arrivée en fauteuil roulant et elle est repartie sur ses deux pieds.
Un autre qui était sur le spectre de l'autisme est ressorti lumineux en interaction avec les autres, il avait sa place… Ce n’est pas un miracle de Jésus, mais il se passe une alchimie où on se révèle à soi-même et on n’a pas peur de se révéler au reste du monde.