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Des aidants pris entre improvisation, hacking et découragement

Quoi de commun entre un bibliothécaire et un agent CCAS ? L’accompagnement des publics, au cœur de leur travail, s’est radicalement transformé ces dernières années avec la place croissante du numérique dans la société. Comment ? Quelles conséquences ? On en discute avec Claire Becar, bibliothécaire à la médiathèque Jacques Prévert à Denain, et avec Karim Benyahia, médiateur social et numérique au CCAS de Raismes.

Quel est votre rapport au numérique ? 

Claire

Le numérique est devenu un outil du quotidien, aussi bien dans ma vie privée que professionnelle. C’est un outil qui me plaît et dont je me sers tout le temps. 

Karim

On ne peut pas y échapper, c’est un rapport quotidien, presque envahissant. Le numérique aurait dû être un outil de communication mais mon impression aujourd’hui, c’est qu’il est plutôt devenu un outil qui casse le lien social. Tout le monde travaille derrière son écran : on a perdu le lien direct avec les personnes. 

BD reprenant le texte de l'interview
BD reprenant le texte de l'interview
Crédit : Virginie Lelièvre

Comment votre métier a-t-il évolué ces 3 dernières années ? 

Claire 

Depuis quelques années, on utilise le numérique au quotidien : dans notre communication, pour la gestion des prêts... Il y a un portail des médiathèques, les usagers réservent des documents en ligne, envoient des mails pour s’inscrire à des animations, on communique sur les réseaux sociaux etc. 

Un nouveau public vient en médiathèque pour avoir accès à des services : une connexion internet, de l’impression… Mais ce public ne vient pas utiliser les services traditionnels de la médiathèque (emprunt de livres, lecture de journaux…). Pour aller sur Internet ou imprimer, les usagers sont obligés de s’inscrire : ils font l’inscription et viennent de temps en temps mais c’est tout. On est plutôt sur de la consommation de services. 

Karim

Tous les dossiers sont dématérialisés, le CCAS est le dernier rempart physique. Aujourd’hui, la dématérialisation nous conduit à travailler beaucoup plus sur les démarches administratives : créer des comptes, des boîtes mails, des demandes via Pôle Emploi, la Carsat… Avec les formats papiers, c’était plus concret, et cela suscitait plus d’échanges. Les gens allaient voir des vrais personnes à Pôle emploi, à la CAF, et donc nous, au CCAS, on les accompagnait sur d’autres sujets. Désormais on les accompagne beaucoup plus sur les aspects administratifs.

Quelles sont les demandes sur le numérique de vos usagers ? 

Claire

Il y a ceux qui savent se débrouiller, et ceux qui ne savent pas. Certains sont en grande difficulté avec la lecture, et remplir un dossier en ligne n’est pas possible pour eux. Parfois, cela nous pose quelques soucis : remplir une déclaration CAF alors que l’on n’est pas censés accéder à leurs données personnelles, sur un poste en plein milieu de la médiathèque, sans espace privé. 

Souvent, les gens ont aussi besoin d’être rassurés : par exemple, vérifier que leur dossier a bien été validé et envoyé. 

Karim

On passe beaucoup de temps à récupérer des codes, créer des comptes, créer des boîtes mails… Avec tous les nouveaux sites administratifs - carte d’identité, passeport… -, les gens n’y comprennent plus rien. 

Le paradoxe, c’est que les gens s’en sortent sur les usages numériques du quotidien. Ils sont sur Facebook, TikTok etc En revanche, il y a un énorme blocage sur tout ce qui est administratif. 

À l’époque du papier, c'était déjà compliqué de faire ses démarches. La peur de mal faire s’est décuplée avec l’informatique. Les gens ont l’impression de ne pas avoir droit à l’erreur.

Comment vous sentez-vous avec ce nouveau rôle ? 

Claire

Cela ne me dérange pas d’aider les gens car je me débrouille bien avec Internet. En revanche,  j’ai des collègues en difficulté, pour qui il est déjà compliqué de travailler avec tous les logiciels et encore plus d’aller aider les gens avec le numérique. Ils hésitent à renseigner les usagers car ils ont peur de devoir les aider et de ne pas savoir. 

Sur notre métier de manière plus générale, on a un peu perdu le côté conseil que l’on avait avant car les usagers vont tout seuls sur le portail de la médiathèque. On essaye de suggérer des coups de cœur, on propose via le portail ou les réseaux sociaux des playlists de musique, des suggestions de livres etc. Mais on ne mesure pas l’impact de ce travail : est-ce que ces conseils les intéressent ? Est-ce que cela les motive à emprunter le document ? En physique, on voit directement si le conseil intéresse ou non la personne. 

Cette perte de contact sur les conseils a été compensée par des échanges sur de l’accompagnement au numérique, mais c’est une relation différente : ce n’est pas le même public qui demande de l’aide pour se connecter sur internet ou imprimer une facture que le public qui vient chercher un conseil de lecture en science-fiction par exemple. 

Karim

C’est un problème de n’avoir aucun référent : on envoie des mails, on n’a aucune notion de délais, on attend une semaine pour avoir une réponse à des questions très simples. Cela génère beaucoup de frustration chez les gens car on est toujours en train d’attendre des réponses, de chercher des codes, d’essayer de passer des appels téléphoniques qui n’aboutissent pas… Il y a beaucoup d’attente et on ne sait jamais à quel moment la réponse arrivera. 

Claire

Nos usagers paniquent vite, ils ont l’impression que s’ils valident, c’est définitif. Avec la CAF, on touche à des prestations financières, cela peut avoir des conséquences dramatiques. Les gens ont besoin de repères, d’avoir des noms, de savoir que leur dossier est suivi par telle personne… Avec le numérique, tous ces repères ont disparu… Et ce n’est pas une question d’âge, c’est à tout âge. Il est devenu quasi impossible d’avoir une réponse en direct.

Et demain ?

Karim

Il faut remettre des personnes physiques : ne pas laisser à l’abandon ce lien social, rassurer les gens. La machine c’est bien, mais c’est un appui, cela ne remplace pas l’humain. Aujourd’hui, on a l’impression que le numérique a été mis en place pour freiner l’accès aux droits des gens. 

Ce qui est important également, c’est de recréer du lien. De notre côté, on crée notre propre réseau pour aider nos usagers : un contact à Pôle Emploi, à la CAF… Recréer du lien entre les structures pour remettre de l’humain dans la gestion des dossiers. 

Nous orientons également nos usagers vers le camion bleu France Services, et avons aussi la chance d'avoir une permanence CAF. Sur les quartiers nous avons aussi des centres sociaux qui peuvent faire le relais.

Claire  

C’est important que les gens aient des points de contact : il y avait 4 cyberbases sur Denain qui sont fermées depuis quelques années par manque de financement, ces lieux étaient fréquentés, c’est un manque aujourd’hui.